Pour cette seconde partie de l’épisode enregistrée avec Sandrine Lilienfeld, nous reprenons notre discussion où nous l’avons laissée pour suivre le fil de son parcours, cette fois-ci chez Camaïeu. Sandrine rejoint cette entreprise dans un contexte très complexe. Elle nous partage les dessous d’une liquidation qui a été très médiatique ainsi que ses conseils pour rassurer et préserver au maximum ses équipes.
Dans cet épisode, on parle beaucoup de l’importance d’établir un climat de confiance (d’autant plus dans un contexte de crise) et de manager en faisant preuve d’un maximum de transparence et d’humanité.
Instaurer un climat de confiance dans ses équipes
Tout au long de sa carrière, Sandrine s’est toujours sentie légitime à des postes de pouvoir. et quelque soit la situation de l’entreprise, elle n’a jamais cessé d’avoir confiance en ses capacités de leader.
Selon elle, ce qui lui a permis de garder confiance en elle tient à sa personnalité et à son éducation. Si elle vient d’un milieu modeste, Sandrine grandit avec une mère qui n’a cessé de lui répéter à quel point elle était extraordinaire. Son parcours de vie la pousse également à développer un tempérament positif. Pour elle, rien n’est grave (excepté la mort ou la maladie).
“Mon énergie n'est pas pénalisée par le choc de me dire ‘Comme c'est grave’, etc. Parce que je trouve naturellement que tout n'est pas si grave. Donc quand vous trouvez que tout n'est pas si grave, vous avez plus d'énergie pour résoudre les problèmes et vous êtes moins en panique”
Cette capacité à dédramatiser présente plusieurs avantages. Elle permet de considérer toute erreur comme réparable, mais nous donne aussi confiance en nos capacités à la réparer. C’est aussi un bon moyen de manager par l’exemple, en transmettant cette confiance à ses collaborateurs qui, s’ils vous voient vous pardonner vos échecs, sont plus enclins à faire de même pour les leurs.
Culture d’entreprise positive vs Culture de la vérité
Lorsqu’elle arrive en tant que DG chez Camaieu, Sandrine sait que l’entreprise est dans une situation complexe, mais elle ignore à quel point.
“Ce que je ne savais pas et ce que j'ai appris en arrivant, c'est qu'en plus, il y avait 120 ou 130 millions de loyers impayés et que la boîte était poursuivie par des tonnes de créanciers, que personne n'était payé. Je pouvais pas m'en douter parce que la boîte venait juste de faire une campagne de pub sur TF1”
Lorsqu’elle prend son poste, elle se retrouve donc devant deux profils de collaborateurs :
“Les mineurs de fond” (comptables, financiers et acheteurs) qui sont dans une situation très délicate puisqu’ils se font insulter en permanence par les créanciers qui n’ont pas été payés ;
Les équipes du marketing et du digital qui continuent de dépenser sans compter.
Sandrine fait donc face à une dissonance qui, elle s’en rendra compte par la suite, est typique de la culture des entreprises du groupe Mulliez. Leurs dirigeants sont en effet habitués à pouvoir compter sur la générosité des actionnaires et sur un puits sans fonds de ressource pour financer l’entreprise, malgré son absence de rentabilité.
Sandrine prend le contre-pied de cette culture de la positivité pour rétablir la vérité. Une position qui rassure énormément ses collaborateurs qui se sentent écoutés et soutenus. Elle entre en opposition avec les principaux actionnaires de l’enseigne, précisément parce qu’elle refuse de mentir et de couvrir les erreurs de gestion qui ont été commises par les équipes dirigeantes précédentes.
“Ça n'aurait pas dû disparaître vraiment. Les trois jours de liquidation de fermeture, il y a eu un chiffre d'affaires de plus de 20 millions. Il y avait la queue devant les magasins, les équipes étaient couvertes de fleurs, de chocolats. Donc c'était vraiment une société qui avait l'amour de ses clients, qui avait un positionnement particulier sur le marché. D'ailleurs, les clients sont toujours en deuil de ce qu'ils pouvaient trouver chez Camaïeu.”
Gérer les relations avec les syndicats
Si elle n’a pas le soutien de ses actionnaires, Sandrine a pu compter sur celui des syndicats, précisément parce qu’elle a su faire preuve d'honnêteté.
“La CGT était OK avec mon diagnostic, elle a vu que j'avais viré les véreux qui dépensaient plein d'argent. J'ai coupé les moyens au marketing et j’'ai mis tous les moyens sur l'approvisionnement de la marchandise. J'étais respectueuse avec les gens de la logistique et en opposition avec la direction de HPP. Et surtout, je ne leur ai jamais menti. “
La preuve que les relations avec les syndicats, même dans un contexte de liquidation judiciaire, peuvent bien se passer. La clé est là encore d’être dans la vérité, mais aussi de connaître et respecter le travail du terrain. Quand les enjeux des deux parties sont les mêmes (sauver l’entreprise et préserver les employés), les confrontations ne disparaissent pas complètement, mais elles sont nettement plus saines.
“Je pense que Camaïeu, c'était vraiment un dossier emblématique et que peut être, si on avait écouté la CGT, l'histoire aurait été un peu différente.”
Car dire la vérité demande un certain courage. Pourtant, c’est cette honnêteté qui permet à chacun de prendre les meilleures décisions, non seulement pour l’entreprise mais aussi pour soi.
Décrypter les raisons de la déroute
S’il n’est pas toujours possible de le faire dans le feu de l’action, il est toujours bon de prendre un peu de recul pour comprendre ce qui a pu mener une entreprise à sa faillite. On a en effet plus l'habitude d’entendre parler d'organisations qui ne se préoccupent pas trop de leur rentabilité dans le monde des startups (où les levées de fonds s'enchaînent jusqu’à ce que l’entreprise devienne rentable, ou soit revendue). Mais dans le cas d’une enseigne qui a autant d’ancienneté et de clients que Camaïeu, on peut être surpris d'observer que la direction investisse à vue, au risque de couler la marque.
Les raisons de la déroute sont, dans ce cas, doubles :
Elles sont collectives d’abord, favorisées par une culture d'entreprise qui soutient beaucoup les sociétés du groupe sans se préoccuper réellement de leur gestion ni de leur rentabilité ;
Mais aussi individuelles, avec des dirigeants qui ne manquent pas d’assurance (une confiance un peu toxique dans ce cas précis) et dont la morale laisse à désirer (notamment sur l’importance de payer ses créanciers).
Une fois ce constat établi, la direction doit faire un choix : celui d’accompagner l’entreprise jusqu’au bout ou de quitter le navire. Elle a décidé de soutenir les équipes de Camaïeu jusqu’à sa liquidation judiciaire en 2022.
S’offrir la liberté de faire changer les choses
De son expérience dans le secteur de la mode, Sandrine retient ses difficultés à évoluer. Si elle a toujours été passionnée par le sujet, elle a regretté que les marques ne fassent pas preuve de plus de courage dans leur engagement, notamment en faveur de plus d’inclusivité.
“Je trouve que les grandes tailles, ça commence à arriver dans le milieu de la distribution bas de gamme et moyen de gamme. Et d'ailleurs Kiabi fait un travail absolument remarquable sur le sujet. C'est très récent. En revanche, c'est une révolution qui n'est pas du tout arrivée dans le milieu du luxe abordable et du luxe en général, où vraiment être chic, c'est faire une taille zéro. Je trouve qu'on est encore très timide sur les sujets d'inclusion”.
Pour être libre de défendre ses valeurs, mais aussi ne pas avoir à s’excuser de son âge (59 ans lors de son dernier poste de DG), Sandrine décide de se lancer à son compte. Un beau pied de nez à l'âgisme, qui frappe encore aujourd’hui beaucoup plus les femmes que les hommes.
Selon une étude menée par l’Insee, 25 % des femmes âgées de 55 à 64 ans sont victimes de discriminations sur leur lieu de travail en raison de leur âge, contre 17% des hommes de la même tranche d’âge. Mais aussi que le taux de chômage chez les femmes de plus de 50 ans est de 7,8%, contre 6,5% pour leurs collègues masculins.
L'interview est à écouter sur le podcast Le Pouvoir au Féminin S2Ep06 – Sandrine Lilienfeld, Ex-DG de Camaïeu – « Je me suis dit : « J’ai envie de me battre » »
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