Comment embarquer ses équipes et rester fidèle à sa vision du management lorsque l’on doit transformer complètement l’entreprise dont on a pris la direction (et que celle-ci est même au bord de la faillite) ? C’est une question compliquée à laquelle nous avons tenté de répondre avec Sandrine Lilienfeld.
Sandrine a évolué majoritairement dans la mode avec un début de carrière aux Galeries Lafayette. Puis elle a pris la direction des achats avant d'être DG dans les grandes enseignes que sont NAF NAF, Gérard Darel et Caroll International, puis Camaïeu jusqu'à sa fermeture définitive et enfin Pimkie. Elle travaille aujourd'hui à son compte comme agent de transition et consultante, et ce depuis 2023.
C’est la première femme que je reçois avec une carrière dans l'univers de la mode textile : un monde hautement associé au pouvoir dans notre société française. Sandrine a également mené de front une situation peu commune et pas facile qui est la liquidation d'une entreprise connue de toutes : Camaïeu. Elle a donc accompagné beaucoup de transformations dans sa carrière, que ce soit du repositionnement de marques sur ses engagements RSE, son ouverture à l'international ou sa fermeture… Des transformations à la fois inspirantes, mais aussi complexes.
Dans cette première partie de notre entretien, je voulais décrypter avec elle son style de leadership dans ces différents projets d’envergure et comment elle a réussi à maintenir le cap dans des environnements divers et parfois chaotiques.
Le pouvoir de pousser sa vision du management
Comme la grande majorité des femmes que j’ai rencontrées avec le podcast, Sandrine ne s’est jamais posée la question du pouvoir en ces termes. Elle ne l’a pas tant recherché que désiré avoir plus d’autonomie, la capacité de prendre et de faire appliquer des décisions rapidement.
Le pouvoir était plutôt un moyen qu’une fin : le moyen d’impulser sa vision du leadership.
“J'avais envie de pouvoir créer un comité de direction que je voyais comme un peu un comité de direction de rêve avec des personnalités qui m'intéressaient. Et en fait, j'avais une envie de liberté. Donc ce n'était pas un désir de pouvoir”.
Ce leadership se construit autour de plusieurs attributs, qui vont façonner la carrière de Sandrine et son style de management :
La rapidité, essayer et rectifier le tir si besoin ;
Le droit à l’erreur : ce n’est pas grave de se tromper ;
Le mouvement, soit le fait de ne considérer aucun problème (mais aussi aucune solution) comme définitivement soluble ;
La liberté d’échanger avec des personnes différentes et de prendre des risques ;
La capacité à maintenir des rapports directs avec le terrain, même aux plus hauts niveaux de la hiérarchie ;
Un espace de travail ouvert, dans laquelle chacun se positionne comme un co-dirigeant et peut intervenir sur un champ d’action qui n’est pas forcément celui qu’on lui a attribué.
Construire des CODIR sans politique
Cette volonté d’ouvrir les espaces de pouvoir, de permettre à tous de participer à la prise de décision, est donc centrale dans les valeurs de Sandrine. Elle exprime une forte réticence à l’idée de devoir faire des compromis et donc de devoir endosser un rôle plus politique (ce qui “la gave grave !”).
Pour éviter de se retrouver dans cette position, non seulement délicate mais surtout contre-productive, elle a voulu impulser une nouvelle forme de Codir, dans laquelle le politique n’aurait pas sa place.
“Il y avait des règles simples, c'est de dire qu’en comité de direction, on n'est pas là pour dire “c'est pas moi, c'est de la faute de l'autre.” Ça, c'était strictement interdit. Je n'avais pas interdit formellement, mais les gens l'ont très vite compris parce que je leur ai coupé le sifflet très vite. Moi, ça ne m'intéresse pas de savoir c'est la faute de qui? Ce qui m'intéresse est qu'on soit dix cerveau et qu'on se demande comment ça va être résolu. Donc il n'y avait plus possibilité d'avoir des espèces d'alliances de pouvoir, etc.”
Afin de pousser cette vision, Sandrine a également dû remodeler le CODIR qu’elle venait d’intégrer, et qui avait une vision très différente de la sienne. Plutôt que de chercher à impulser un changement de culture (ce qui peut être très complexe, en particulier dans des équipes bien installées), on peut en effet faire le choix de s’entourer de personnes qui partagent nos valeurs, que l’on va recruter en interne voire en externe.
Cette première expérience, un peu intuitive, de constitution d’un comité de direction qui partagent la même vision et collaborent avec plaisir, va marquer le reste de sa carrière. Attention néanmoins à ne pas chercher à reproduire ce qui a pu fonctionner dans une organisation en le calquant dans une autre. En effet, le contexte et la culture spécifique d’une entreprise ne rendent pas possible la reproduction d’un modèle managérial (en tout cas pas sans certaines modifications).
Marcher au coup de coeur : l’importance de l’intuition
Prendre ses marques au sein d’une nouvelle organisation suppose donc de s’entourer de personnes chez lesquelles on perçoit un alignement des valeurs. Pour Sandrine, cet aspect de son travail se fait à l’intuition, ou ce qu’elle appelle des coups de cœur. Avec l’expérience, on apprend en effet à mieux comprendre ce qui nous attire naturellement vers certains profils (leur côté atypique, créatif, un fonctionnement agile, etc.). Mais aussi ce qui peut au contraire représenter un “red flag”, comme la rigidité, le fait de camper sur ses positions.
Cette intuition ne porte pas uniquement sur son propre schéma de valeurs et la vision managériale que l’on veut pousser au sein de l’entreprise. Elle doit aussi reposer sur les besoins que l’on perçoit au sein de ses équipes. C’est un bon moyen de s’assurer que l’on prend de bonnes décisions lorsque l’on signe le départ de collaborateurs qui ne correspondent pas à la vision que l’on porte.
“En termes de communication, ça a été plutôt un soulagement pour les équipes. Il y avait des choses qui ne fonctionnaient pas, il y avait beaucoup d'immobilité et il y avait quand même un management très directif, très autoritaire. Ça a permis aussi une respiration. Je dirais qu'il n'y a eu aucun départ que j'ai opéré qui ont été regrettés. Là, j'étais plutôt été dans le cas où les gens, spontanément, venaient me voir dans mon bureau en me disant "Merci Sandrine, il est génial, qu'est ce qu'on est content !”
La mode : un monde de femmes ?
On peut se questionner sur cette liberté d’exercer son pouvoir en tant que femme dans un secteur d’activité qui est perçu comme majoritairement féminin. En effet, les entreprises de la mode emploient plus de femmes que d’autres secteurs à tel point que Sandrine s’est parfois retrouvée à souhaiter recruter spécifiquement un homme pour maintenir la parité au sein de ses équipes.
Mais même si un secteur est majoritairement féminin, le plafond de verre n’en reste pas moins une constante. Plus l’on gravit les échelons, plus le rapport s’inverse et les élues se font de moins en moins nombreuses. Lorsqu’elles sont nommées à des postes de direction générale, par exemple, cela est souvent vécu par l’organisation (et l’homme qui la dirige) comme une grande fierté, un exploit presque.
Un exploit qui est scruté de très près et qui nous rappelle l’importance de bien distinguer la nomination d’une femme, et le fait qu’elle soit soutenue par sa hiérarche dans ce nouveau poste. L’expérience, parfois inédite dans certaines entreprises, d’être gérée par une femme est perçue comme le laboratire d’une manière dite “féminine” de diriger. Une expérience qu’il faut donc surveiller de près et qui a besoin d’être régulièrement audité, validé.
Pour Sandrine, cette tendance à scruter les moindres faits et gestes des femmes nommées à des postes de pouvoir dépend énormément de la culture de l’entreprise.
“Parce que je vous dis, à l'époque, ce groupe était en termes de valeur assez remarquable à cette époque. Il y avait bien un plafond de verre au niveau du CODIR groupe, mais pas des divisions, pas des salaires. J'ai eu cette chance là. Je pense que si j'étais rentré chez Vinarité à cette époque, l'histoire aurait été très différente.”
Embarquer ses équipes dans un contexte de transformation
Se sentir soutenue et appuyée par sa hiérarchie est un facteur indispensable de légitimation, notamment auprès de ses équipes. Mais les rapports avec nos collaborateurs et notre capacité à les embarquer peuvent aussi être mis à mal par les difficultés que rencontrent l’organisation… En particulier lorsqu’elle traverse une période de transformation à marche forcée.
Sandrine nous offre une perspective particulièrement intéressante sur le sujet du management de crise, puisqu’elle a été à la tête d’entreprise en perte de vitesse (dans le meilleur des cas), voire en redressement judiciaire.
La première difficulté vient de la pression qui nous tombe dessus : on devient soudainement seule maître à bord et notre responsabilité personnelle est engagée. L’enjeu est donc de ne pas être tétanisée par ces responsabilités et de continuer à porter sa vision et projeter ses équipes vers quelque chose de positif.
La seconde difficulté consiste à impulser un changement dans un contexte qui est instable pour les équipes et qui n’est donc pas propice à la confiance. Pour faire changer la culture d’entreprise afin qu’elle soit plus à même de relever les défis qui se posent à elle, Sandrine a par exemple créé des groupes de créativité.
“On a demandé au comité de direction d'animer des groupes de créativité sur un domaine qui n'est pas le leur. Parce qu’avant, c’était chiant. Dans le comité de direction, personne ne parlait du sujet de l’autre. Ils étaient souriants et coincés, on n’abordait aucun problème. C’était très pénible”.
Le défi reste donc, comme on l’a vu plus haut, de rester fidèle à sa vision du leadership tout en l’adaptant à la culture de l'entreprise que l’on a rejoint (et au contexte particulier dans laquelle elle s’inscrit). Pour Sandrine, c’est ce qui rend son métier intéressant et lui permet de continuer d’apprendre de nouvelles choses.
Rendez-vous dans deux semaines pour la suite de notre entretien !
En attendant, l'interview est à écouter sur le podcast Le Pouvoir au Féminin S2Ep05 – Sandrine Lilienfeld, Ex-DG de Naf Naf, Gérard Darel et Caroll – « Les jeux politiques ne marchaient pas avec moi. »
Comments