Qu’est-ce qui fait un bon manager ? L’expérience (qui vient avec les années) ? Ou au contraire la capacité à se remettre en question et à être à l’écoute du collectif (qui est plus l'apanage des jeunes générations) ?
Pour évoquer ces sujets, j’ai eu le plaisir d’échanger avec Thuy-An Nguyen, qui a fait la majorité de sa carrière à la Croix-Rouge française où elle est entrée en tant que chef de projet marketing en 2001, jusqu'à être déléguée nationale au développement de 2015 à 2020. Après 19 années au sein de l’organisation, elle s’est lancée à son compte pour fonder Métamorphoses, où elle accompagne aujourd'hui les entreprises dans leur transformation vers des organisations vivantes.
Évoluer au sein d'une organisation jusqu'à devenir manager de ses collègues n'est pas chose aisée. Tout comme apprendre le management sur le tas. Thuy-An nous partage sa vision du pouvoir, de la confiance en soi et de l’avenir plus horizontal et connecté aux émotions des organisations.
Arriver au pouvoir par le petite porte
Pour Thuy-An, le pouvoir est synonyme de capacité. A distinguer de l’autorité, c’est un pouvoir de faire, mais aussi le pouvoir de penser avec lucidité, sans s’enfermer dans des modèles ni se sentir obligée de commencer toutes ses phrases par “Il faut que”.
Ce pouvoir, elle l’embrasse avec beaucoup d’humilité lorsqu’on lui propose de manager l’équipe dans laquelle elle travaillait alors même qu’elle en était la plus jeune et la moins expérimentée. Mal à l’aise face à ses collègues, elle adopte immédiatement une position très transparente. Si on n’est pas forcément la plus compétente (ou en tout cas que l’on ne se perçoit pas comme telle), on peut à minima être la plus sympa et honnête. Une position humble qui n’a pas que des inconvénients, puisqu’elle permet de développer son écoute et d’aborder avec sincérité ses angles morts.
L’arrivée au Codir de Thuy-An se fait là encore par la petite porte, puisqu’elle a toujours été promue presque rétroactivement (après avoir déjà occupé ces mêmes fonctions depuis un certain temps). Or quand on arrive par la petite porte, on a pas toujours les codes, ce qui peut créer de l’inconfort pour soi, mais aussi chez les autres.
“Je crois qu'une des pires expériences, à part celle de ce directeur qui m'avait hurlé dessus en me traitant de fouille merde, c'était lorsque je m'étais présenté au nouveau directeur général. Je venais avec un sujet très sérieux et à peine j'ai commencé à me présenter, il m'a coupé la parole pour me demander d’aller au but. Et ensuite, lorsque je lui ai présenté le début de nos réflexions, il a dit : Enfin, c'est quand même la chose la plus débile que j’ai jamais entendu et regardez la couleur de mes tempes. Je suis un peu grisonnant, donc j'ai de l'expérience”.
Pour gérer cet inconfort et se sentir à sa place malgré les remises en question ou le manque de considération de sa direction, on peut s’appuyer non seulement sur ses convictions, mais surtout s’assurer que tout est expliqué et explicable. Ainsi, tant que Thuy-An n’a pas le sentiment que la personne en face l’a entendue et comprise, elle ne lâche rien.
La soumission de se mettre au service du collectif.
Thuy-An n’hésite pas à jouer avec les limites du pouvoir et à imposer sa voix (quitte à reprendre le micro qu’on lui avait enlevé pour défendre la position de ses équipes). Pour autant, elle respecte également l’autorité. Ce qu’elle décrit comme de la soumission n’est pour elle pas un gros mot, mais un besoin de respecter le cadre qui a été défini et le plaisir de se mettre au service d'une cause.
Mais pour que la soumission reste quelque chose de positif (et non une forme de coercition), le pouvoir doit être au bon endroit et les rapports de domination choisis et consentis.
“Je fais partie de ceux et celles qui aiment remettre de la verticalité dans l'intelligence collective. Évidemment, il y a la somme de toutes les intelligences. Mais ensuite, quand on prend une décision, je ne crois pas que chaque voix est égale à une autre. Ça dépend des contextes, ça dépend des personnes concernées et ça dépend des personnes compétentes. “
Pour avancer dans la bonne direction, il faut donc savoir se mettre au service du projet des autres, tout en questionnant systématiquement la légitimité de la personne à laquelle on se “soumet.
Trouver l’équilibre entre une croissance organique et la conscience de sa valeur
Thuy-An n’étant jamais allé chercher des postes à responsabilité, sa carrière a suivi une croissance très organique. Comme beaucoup de femmes, elle n’a pas exigé d’évoluer au sein de sa hiérarchie, mais a plutôt fonctionné à l’envie, expérimentant de nouvelles choses ou s’attaquant à des problématiques qu’elle jugeait importantes.
Or si cette logique de croissance organique peut fonctionner en ce qui concerne notre titre ou fiche de poste, elle est beaucoup moins évidente quand on parle salaire. Sur ce sujet, on est bien obligé de taper du poing sur la table, en particulier lorsque l’on constate des écarts injustifiés (et injustifiables) avec ses collègues.
C’est d’autant plus vrai dans le milieu associatif, où l’on peut jouer non seulement sur la jeunesse pour argumenter des écarts salariaux, mais aussi sur le fait qu’on ne rejoint pas ce secteur pour gagner de l’argent. Pour contrer ce discours, on peut insister sur son manque de cohérence. Car si on est trop jeune pour prétendre à un tel salaire, on devrait l’être aussi pour accepter les responsabilités qui vont avec.
Une fois à son compte, Thuy-An adopte la rémunération en conscience pour contrebalancer cette difficulté qu’elle rencontre à évaluer la valeur de ses compétences.
“C'est un travail profond que de savoir dire je n'ai aucune idée de la valeur. Par contre, la seule chose que j'arrive à peu près à estimer, ce sont mes besoins qui ne sont pas liés à la mission que j'effectue. J'en sais rien, ça peut être dans deux mois, je pars en vacances et j'ai besoin d'argent. Ou ça m'est arrivé de dire ah là ça fait un mois et demi que je n'ai pas de client et donc je serais trop content d'avoir de quoi payer ce mois.”
Confiance vs estime de soi
Dans nos échanges, j’ai trouvé très intéressante la distinction que fait Thuy-An entre l’estime de soi (qu’elle estime être assez faible chez elle) et la confiance dont elle fait objectivement preuve, avec beaucoup de naturel. Pour elle, c’est précisément ce manque d’estime qui la pousse à développer plus de compétences (pour compenser) et qui lui permet donc d’avoir une très forte confiance (non pas en elle, mais en ses capacités).
C’est une parfaite illustration de ce que l’on appelle l’authority gap, selon lequel une femme a systématiquement tort tant qu’elle n’a pas prouvé qu’elle a raison. Un écart qui a pour effet secondaire de nous pousser à gagner en compétence (même si cela a aussi l'impact pernicieux de nous forcer à travailler plus”.
Chez Thuy-An, la confiance se nourrit aussi de l’expertise de ses équipes, ainsi que de la confiance qu’elles ont en elle. La sincérité et la transparence sont là encore des facteurs indispensables pour générer un environnement de confiance.
“Si on est capable de se dire les choses, alors il y a un terrain de confiance, un terrain d'accueil de qui on est et de qui sont les personnes autour de nous. Je dirais même plus que la confiance, on est en sécurité.”
Accueillir ses émotions pour être un meilleur manager
Le manque d’estime peut aussi venir du fait de ne pas se sentir à sa place à un poste (de manager par exemple), notamment parce que l’on ne correspond pas au profil type. Pour gagner en confiance, Thuy-An a ainsi pu s’appuyer sur les témoignages de ses équipes à son départ de la Croix Rouge, mais aussi avec la lecture du livre de Frédéric Laloux : Reinventing Organizations : Vers des communautés de travail inspirées.
Non seulement ces deux éléments lui ont permis de revoir ses critères d’évaluation sur ce qui fait un bon manager (demander de l’aide, ne pas jouer sa vie sur chaque décision). Mais elle a aussi creusé de nouveaux systèmes de gouvernances, plus partagés et moins pyramidaux.
Que ce soit après avoir lu le livre de Frédéric Laloux (qui développe ce management intuitif et opal) ou parce qu’elle a été diagnostiquée TDAH et exprime ses émotions de manière très spontanée, Thuy-An a su en faire des outils pour mieux manager. C’est la figure du servant leader : qui est à l’écoute des autres et se concentre sur un objectif collectif plutôt que de chercher à tirer la couverture sur lui.
Ce qui aurait pu être considéré comme un handicap a finalement été une force. Aujourd’hui, parler de ses émotions en entreprise est en effet beaucoup plus accepté et même valorisé. Beaucoup de personnes essayent aujourd’hui d’apprendre à mieux exprimer et partager leurs émotions, accueillir leurs subjectivités pour être plus lucides, mais aussi plus pertinent dans leurs prises de décisions.
C’est aussi peut-être une piste à creuser pour aller vers plus d’égalité hommes-femmes au travail : découvrir et accepter chacun notre entièreté, aussi bien notre force et capacité d’agir que nos émotions et notre sensibilité.
L'interview est à écouter sur le podcast Le Pouvoir au Féminin S2Ep07 – Thuy-An Nguyen - Ex-Déléguée Nationale au Dév. de la Croix Rouge Fr. : "J’aime le pouvoir lorsqu’il est au bon endroit"
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